Raymond Queneau fut un fabuliste affable dont l’amour des mots était immense, peut-être sans équivalent dans la littérature du XXème siècle. Il s’est intéressé à toutes les formes de la langue, des plus anciennes au plus récentes, pour ses récits ou ses poèmes, s'inspirant autant de l’argot parisien que de la prose des grands auteurs. Queneau fut un grand rassembleur. S’il est reconnu aujourd’hui comme un maître de la trouvaille verbale, on ne peut oublier qu’il fut aussi un philosophe averti, un scientifique hors pair, n’ignorant rien des mathématiques et de la physique de son temps, comme en témoigne, par exemple, sa magnifique Cosmogonie portative. Il fut, en un mot, un véritable humaniste et ce n’est sans doute pas un hasard si on lui attribua la fonction de directeur de L’encyclopédie de la Pléiade.

Raymond Queneau est resté un auteur discret, toujours en marge du grand tapage littéraire de son temps, poursuivant seul son petit bonhomme de chemin. Mais il n’a cessé d’avancer masqué, de crypter ses œuvres, d’y dissimuler des allusions, de jouer avec la polysémie des mots : tours de passe-passe que seul un lecteur initié et complice verrait apparaître. A cet égard, il postulait lui-même que toute création artistique exemplaire devait avoir la forme d’un oignon, être constituée de plusieurs couches et favoriser autant une lecture récréative qu’une lecture attentive et érudite.

Dans ce billet, je voudrais peler l’oignon quennien, montrer comment l’on remonte de son écorce jusqu’à son centre ou jusqu'à sa substantifique moelle (pour reprendre une métaphore plus ancienne évoquant au fond la même esthétique). Pour ce faire, je partirai de l’exemple d’un personnage incongrûment nommé Bébé Toutout présent dans deux romans de l’auteur : Le Chiendent, d’abord, écrit en 1933 puis Les enfants du Limon paru cinq années plus tard.

 

Figure marginale dans les deux récits, Bébé Toutout est un étrange individu, une espèce de nain barbu parasite qui s’incruste chez les protagonistes du roman, occupe leur salle à manger ou leur chambre à coucher, les insulte constamment et dont personne n’ose se débarrasser. Même s’il arrive régulièrement que les victimes de son intrusion malhonnête le maltraitent, le nain reste imperturbablement rivé à la demeure qu’il a choisie : il est au fond semblable à de la mauvaise herbe. Voici un rapide portrait du personnage :

Bébé Toutou né à sept mois
N’était pas plus gros qu’un ptit pois
Jamais plus grand il ne devint
[…]
S’il est devenu parasite
Et méchant jusqu’au bout des doigts
Ce n’était pas dans sa nature
Mais le malheur lui fit visite
Et plus jamais ne le quitta.1

S’il est très secondaire dans les deux romans cités, Bébé Toutout présente une parenté évidente avec la plante éponyme du premier roman de Queneau, envahissante et parfois synonyme d’ennui. Ne négligeons donc surtout pas ce fait et explorons minutieusement nom et titre en faisant d’abord du Chiendent le composé d’un chien et d’une dent.
Il y a un premier rapport entre le chien et le nom de toutout qu’il n’est pas nécessaire de commenter. Nous sommes là à la périphérie de l’oignon : poursuivons. Les choses deviennent plus intéressantes si l’on s’attarde sur un court extrait des Enfants du limon où un dénommé Chambernac, qui mène une enquête sur les fous littéraires (ce fut aussi la première entreprise de Queneau), présente le propos délirant de l’un de ses sujets d’étude :
 

Et maintenant ne puis-je pas dire, sans crainte d’être taxé de monomanie systématique, que ce grand Tho-Th à qui la plus grande antiquité égyptienne attribue une tête de chien, tandis qu’elle figure la constellation du grand-chien par les signes sacrés T-T, se prononçant Thau-Thau, n’est autre que le grand toutou (Tou-tou) du ciel ? […]Montrerai-je des Chiens dans ces quens ou comtes des anciennes provinces françaises où le mot chien se prononçait Quen,ken […]2

Comme on le voit apparaître dans cet extrait, un troisième individu s’immisce dans la discussion : Queneau lui-même, dont la racine nominale évoque le chien, Quenot dans le parler normand. L’auteur était très fier, semble-t-il, de cette origine nominale. Il fera même de l’animal une sorte de totem par adoption, n’hésitant pas à intituler son autobiographie en vers Chêne et Chien.
Autre part dans son œuvre, Queneau élabore une anagramme de son nom en référence encore une fois à l'animal. Les quatorze lettres de ses nom et prénom mises dans un ordre différent donnent en effet Ma queue dyra non. Du point de vue canin, l’appendice caudal s’agitant comme un index marquant le refus est un signe de joie. Et cet enthousiasme conviendrait parfaitement au ton joyeux des romans de l’auteur. D’un point de vue humain, en revanche, l’énoncé prend un autre sens, plus pathologique et douloureux, en évoquant l’impuissance sexuelle. La problématique n’est d’ailleurs pas absente de l'œuvre poétique de Queneau comme en témoignent les deux passages suivants tirés de Chêne et chien :

Je suis incapable de travailler
Bref dans notre société
je suis un désadapté inadapté
Né-
Vrosé
Un impuissant3

Ou encore :

Je reconnais l’affreux soleil
Féminin qui se putréfie
Je reconnais là mon enfance,
Mon enfance encore et toujours,
Source infectée, roue souillée,
Tête coupée, femme méchante,
Méduse qui tires la langue,
C’est donc toi qui m’aurais châtré4

A ce stade de l’analyse, nous comprenons donc que derrière les situations comiques du Chiendent, se cachent des failles et des troubles qui ont pu être douloureux pour l’auteur, des souffrances cachées qu’il n’évoquera que plus tard, après une longue et pénible psychanalyse, dont Chêne et Chien sera un poétique et fidèle compte rendu.

Quel lien établir maintenant entre la dent et le prénom saugrenu de bébé ? Remarquons d’abord que les dents du nain parasite sont évoquées dans le Chiendent. Elles sont une arme dont il se sert habilement :

Je suis resté comme ça plus d’un an chez une vieille dame très bien, la baronne du Poil. J’avais la belle vie ; champagne à tous les repas, l’auto à discrétion et tout et tout. Il suffisait que je grince des dents comme ça (il grince) pour qu’elle me donne tout ce que je voulais.5

Nous resterions à la périphérie de l’oignon en nous contentant de cette remarque. Forts des considérations précédentes, nous pouvons établir une nouvelle relation entre le nom de Queneau, le titre du roman et le personnage de Bébé Toutout. Les premières dents qui percent chez le bébé ne s’appellent-elles pas, en effet, des quenottes6 ?
Chiendent, Quenot, Quenottes : le titre du roman n’est au fond qu’une double répétition du nom de l’auteur et Bébé Toutout, ce personnage si méprisable et méprisé, son avatar au cœur du texte, comme si, derrière cette fiction, il ne pouvait jamais être question d’autre chose que de l’auteur.

Etonnant écrivain que Raymond Queneau, déguisé, tel un clown triste, dans ses premiers romans, et s’y attribuant le rôle le plus vil et le plus misérable.

Pour terminer, il est un autre terme de la langue français présent dans Le chiendent qui confortera le bien-fondé de notre analyse : les croquenots qui désignent de gros souliers. (Le Petit Robert en donne pour synonyme écrase-merde : je vous laisserai vous forger votre propre interprétation plus tard.) En jouant avec les sons (crocs/queneau), voilàtipas que nous retombons sur le Chiendent.

Ce passage où il est question de chaussures résume parfaitement la vision de l’écriture de Queneau et la position que devraient adopter ses lecteurs :

Tout ce qui se présente se déguise. Ainsi, par exemple la chaussure droite du type qui se trouve en face de moi. Bien sûr, elle paraît chausser son pied. Mais peut-être a-t-elle quelque autre sens. D’une façon élémentaire, ça peut être une boîte ; il y a de la coco cachée dans le talon. Ou bien ça peut être un instrument de musique, ça pourrait faire un numéro de music-hall ; ou bien encore qu’elle est comestible, c’est peut-être un Meussieu prudent qui craint de se trouver sans ressources alors, il mangera ses croquenots7( Je souligne )

En résumé, l’attitude d’un lecteur doit être faite de méfiance à l’égard des termes. Le lecteur doit avoir une position d’enquêteur (la coco dans le talon) ; mais aussi une position de mélomane, attentif au sonorités des mots (l’instrument de musique) ; enfin être bègue (manger ses croquenots comme on mange des syllabes) sans doute de la façon dont Deleuze l’entendait. Car seul le bègue qui butte sur les mots prend conscience de leur matérialité et découvre la vraie nature du littéraire…

Je ne peux m’empêcher de mettre Queneau en opposition avec bon nombre d’écrivains de notre temps, dont l’ego boursouflé s’exhibe ouvertement et sans aucune verve au fil de pages insignifiantes, sans jamais atteindre le dixième de la profondeur de l’auteur de Zazie dans le métro.

 


1. R. Queneau, Les enfants du limon, Gallimard, 1938, p.39

2. Les enfants du limon, p.186

3. R. Queneau, Chêne et chien, Poésie/Gallimard, Paris, 1952, p.64

4. Ibid., p.72

5. R. Queneau, Le chiendent, Gallimard, Paris, 1933 p.346-347

6. Il me semble que c’est le critique Marcellin Pleynet qui fait ce rapprochement dans l’un de ses ouvrages.

7. Le Chiendent, p.326