Henri Michaux fut, au début de sa carrière, un voyageur bien particulier. Doté d'une santé très fragile (il avait des problèmes cardiaques), il n'a pas hésité à entreprendre des périples éprouvants dans les Andes ou en Asie, comme s'il recherchait volontairement des situations à la limite de l'irrémédiable. Dans Ecuador, journal de son voyage en Amérique du sud, il écrit par exemple :

Rends-toi, mon cœur.
Nous avons assez lutté,
Et que ma vie s'arrête,
On n'a pas été des lâches,
On a fait ce qu'on a pu.

Curieux personnage que ce Michaux qui, ne sachant pas encore s'il est victime de nausées ou d'une alerte cardiaque plus grave, se fend, dans son journal, d'un petit poème. Il y a chez lui un certain détachement face aux épreuves auxquelles il soumet son corps et qu'il consigne dans ses ouvrages. Bien plus, ce sont ces nouveaux états physiques et psychiques qu'il va rechercher comme principe de sa poésie. La fatigue, notamment, sera pour lui à l'origine de nombreux textes. Cette façon de procéder ne le quittera pas tout au long de sa carrière. Plus que tout autre écrivain, Michaux a lié des états de son corps et de son esprit à sa production littéraire. Il a été l'explorateur de nouveaux espaces, certes, mais celui qu'il privilégie avant tout est cet espace du dedans qui tient à la fois de l'intime et de l'étranger.

Il n'est alors pas étonnant de voir Michaux très attiré par les drogues hallucinogènes, frénétiquement dépaysantes, qu'il expérimente d'une façon toute personnelle, à en croire la description qu'il donne de son hygiène de vie : « je suis plutôt du type buveur d'eau. Jamais d'alcool. Pas d'excitants, et depuis des années pas de café, pas de tabac, pas de thé. De loin en loin du vin, et peu. Depuis toujours, et de tout ce qui se prend, peu. Prendre et s'abstenir. Surtout s'abstenir. La fatigue est ma drogue, si l'on veut savoir. » Ses prises de mescaline laisseront toutefois en lui des traces inoubliables qu'il recueillera dans deux ouvrages : L'infini turbulent et Misérable miracle.

Ces textes se présentent comme des confrontations à un nouvel espace, à une terre inconnue née d'une intoxication. Des mots aux dessins, on retrouve des éléments habituels des carnets de route de voyageurs désireux de garder une trace de ce qui s'est donné à voir, au fil de leurs errances. Cependant, en remarquant que « c'est avec ses terribles secousses que la mescaline faisait son spectacle », Michaux lie ce nouvel univers à son propre vécu, à sa propre constitution. Son récit prend alors l'aspect d'un examen attentif des fluctuations de l'identité, au coeur de l'hallucination. Le monde nouveau abordé implique d'une manière si forte le sujet qu'il en devient indissociable. L' « ailleurs » exploré retrouve le « moi » et s'y confond.

Michaux parle souvent d'un spectacle mescalinien. Cette expression ramènerait l'expérience à la confrontation d'un observateur face à un objet. Les hallucinations ne s'arrêtent toutefois pas là où commence la sphère du sujet. La conscience de soi est elle-même remise en question en cours d'intoxication et l'image du corps se désagrège complètement. Il suffit de lire ces quelques lignes de L'infini turbulent pour comprendre combien est puissante l'action de cette drogue :

On est devenu sensible à de très, très fines variations (sanguines? cellulaires? moléculaires?), à d'infimes fluctuations (de la conscience? de la cénesthésie?) que, pour mieux observer, on est du reste peut-être simultanément occupé à visualiser. Mais d'abord on a perdu pied. On a perdu la conscience de ses points d'appui, de ses membres et organes, et des régions de son corps, lequel ne compte plus, fluide au milieu de fluides. On a perdu sa demeure. On est devenu excentrique à soi.

Sans se prononcer d'une manière définitive sur leur origine, Michaux n'attribue pas aux visions une génération ex nihilo mais voit en elles une transposition imagée des variations du métabolisme. Mais, en amenant la sensibilité au seuil du « moléculaire », Michaux ne perçoit plus à une échelle somatique. Les fluctuations ressenties n'achèvent pas de se diviser en zones toujours plus infimes. La surface du corps ne s'érige plus en barrière stable entre un dehors et un dedans ; les sensations ne traversent plus le moi-corporel mais le moi détaché de tout corps suit les sensations et les infimes variations dans leurs mouvements propres, en se réduisant à elles. Cette absence de synthèse chez le sujet e ntraîne une faillite du sentiment d'identité. Dans le passage cité, le pronom « on » est donc moins une généralisation qui rassemble une constellation de «je » que la marque d'une dissolution du moi et d'un effacement progressif de toute identité. Michaux a tenté d'écrire dans cet état second. Son geste prend alors une importance capitale car toutes les secousses qu'il peut ressentir dans l'intoxication transparaissent dans un alphabet qui se désagrège, se disloque ou se tend, comme s'il était tantôt friable, tantôt élastique. A mesure que le tracé s'écarte de l'écriture habituelle, le texte perd en lisibilité mais gagne en sensibilité et exprime alors plus que ce qu'il ne « dit ». Le corps devient le médiateur des vibrations si propres à la mescaline ou plutôt tend à ne se réduire qu'à ces vibrations mêmes, dans un tout indéfinissable.

Mais Michaux fera un « voyage » de trop, terrifiant au point d'avoir failli lui être fatal et qu'il qualifie de véritable expérience de la folie. A la suite d'une erreur qui l'amène à prendre six fois la dose habituelle de mescaline, la dernière exploration racontée dans Misérable miracle se déroule dans un autre champ que les autres. Les perturbations deviennent avant tout psychiques tandis que le monde physique se réorganise autour du sujet.

La mescaline se révèle être alors une terrible machinerie qui broie, déchiquette et torpille les idées « destructibles, maniables, désintégrables », du malheureux Michaux. Toutes ses certitudes sont « dilacérées comme une chair. » Les verbes exprimant des actions destructrices deviennent omniprésents et la mescaline devient un «ça» dont il subit l'action qui menace de le rompre : « je me trouve dans le chemin par où ça passe » et « ça continuait à gagner sur moi ». Tout se joue à la limite où se rencontrent le « soi » et la mescaline. Dans les pages de la folie, seule semble n'exister que l'action destructrice de la drogue.

Les ouvrages de Michaux au sujet des hallucinogènes ne se limitent donc pas à un simple compte-rendu d'expériences. Ils mettent avant tout en question le rapport de l'homme au monde, en allant au-delà des évidences. Ils questionnent aussi le lien du poète à sa langue, à sa parole, à sa voix. Il est difficile de ressortir indifférent de leur lecture car les descriptions d'hallucinations incluent nécessairement le procès de notre propre réalité...